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Cari Swedborg, patron du chalutier la Molly Bender, tapote le baromètre de l’index, le fixe stoïquement un moment, puis retourne à la table des cartes et prend sa tasse de café. Passant mentalement le fleuve en revue, il avale une gorgée et regarde la glace recouvrir lentement le pont. Il a horreur de ces nuits de misère. L’humidité glaciale lui pénètre les os et tourmente ses articulations vieilles de soixante-dix ans. Il aurait dû prendre sa retraite il y a une bonne dizaine d’années, mais sa femme est morte, ses enfants se sont dispersés aux quatre coins du pays et Swedborg est incapable de rester à ne rien faire dans sa maison vide. Tant qu’il pourra accrocher son hamac dans un bateau quelconque comme skipper, il restera sur l’eau jusqu’à ce qu’on l’y ensevelisse.
— Tout de même, on a à peu près 400 mètres de visibilité, dit-il en pensant à autre chose.
— J’ai vu pire, bien pire, dit Brian Donegal, un grand Irlandais hirsute et récemment immigré qui est à la barre. Vaut mieux qu’on ait ce temps de cochon pour sortir que pour rentrer.
— D’accord, fait brièvement Swedborg en frissonnant et en boutonnant son caban jusqu’au cou. Tiens bon la barre et reste bien à bâbord de la balise de Ragged Point.
— Ne vous en faites pas, Skipper. Mon sacré pif d’Irlandais flaire les balises d’une passe mieux qu’un chien de chasse, parole !
Le jargon irlandais de Donegal amuse toujours Swedborg. Ses lèvres sourient involontairement et l’accent sévère de sa voix sonne faux.
— Je préfère que tu ouvres les yeux.
La Molly Bender déborde Ragged Point et poursuit sa course en aval, dépassant de temps en temps une balise lumineuse qui se présente et disparaît comme le réverbère d’un boulevard liquide. Les lumières de la côte apparaissent vaguement à travers la neige fondue qui tombe de plus en plus dru.
— Y en a un qui remonte le chenal, annonce Donegal.
Swedborg prend une paire de jumelles et les braque au-dessus de la proue.
— Le navire de pointe a trois feux blancs. C’est donc un remorqueur avec sa rame de péniches derrière. Fait trop noir pour distinguer l’ensemble, mais la remorque doit être longue. Je peux voir les deux feux blancs du dernier bateau de la ligne à près de 300 mètres derrière le remorqueur.
— Il est en plein sur notre route, Skipper ! Ses feux de mâts sont droit devant notre proue.
— Qu’est-ce que cet abruti fait de notre côté du fleuve ? s’exclame Swedborg. Cette espèce de con ne sait même pas que deux bâtiments qui se croisent doivent rester chacun à tribord du chenal ? Il nous bouffe notre route.
— Nous pouvons manœuvrer plus facilement que lui, dit Donegal. Il vaut mieux le prévenir et le dépasser tribord sur tribord.
— D’accord, Donegal. Donne-lui deux coups de sifflet pour lui signaler nos intentions.
Les deux coups de sifflet restent sans réponse. Swedborg a l’impression que les feux de l’étrange remorqueur avancent beaucoup plus rapidement qu’il ne serait normal, beaucoup plus vite qu’aucun remorqueur et son cortège de péniches qu’il ait jamais vus de sa vie. Et il voit, horrifié, que le convoi prend maintenant la nouvelle route choisie par la Molly Bender.
— Envoie à cet abruti quatre coups de sifflet très courts ! hurle Swedborg.
C’est le signal de danger stipulé par le règlement des Voies fluviales – on le lance dans le cas où la route suivie par un autre bâtiment ou les intentions de l’équipage ne sont pas compréhensibles. Réveillés par les coups de sifflet, deux hommes de l’équipage de Swedborg arrivent dans la timonerie. Bien qu’encore à demi endormis, ils sont aussitôt frappés par la proximité des feux de l’étrange navire. Il est visible qu’il ne navigue pas comme un remorqueur.
En désespoir de cause, Swedborg prend un porte-voix et hurle dans la nuit.
— Ohé du bateau ! A bâbord toute !
Il peut bien crier et s’époumoner dans la nuit glacée : nulle voix, nul sifflet ne lui répondent. Les feux courent implacablement sur l’infortunée Molly Bender.
Swedborg sait maintenant que la collision est inévitable. Il se cramponne au cadre du hublot. Luttant jusqu’à la dernière seconde, Donegal renverse frénétiquement ses moteurs et met la barre à tribord toute.
La dernière chose qu’ils verront jamais à travers le rideau de neige fondue, c’est une monstrueuse étrave grise qui s’élève bien au-dessus de la timonerie, un gigantesque coin d’acier qui porte le numéro 61.
Le petit chalutier vole en éclats… et l’eau glaciale du fleuve l’engloutit.
Pitt arrête sa voiture à l’entrée de la Maison-Blanche. Jarvis en descend, se retourne et regarde Pitt.
— Et merci pour tout, dit-il ironiquement.
— Qu’est-ce qu’il y a encore ? demande Pitt.
— Eh bien, c’est à moi que revient l’agréable tâche de tirer de leur lit le Président et les chefs de l’Etat-major interarmes, explique-t-il avec un sourire crispé.
— Que pourrais-je faire pour vous rendre service ?
— Oh ! rien, merci. Vous avez fait plus que votre part. C’est au ministère de la Défense de jouer maintenant.
— N’oubliez pas les ogives de « Mort Subite », recommande Pitt. Je voudrais que vous me promettiez de les détruire aussitôt que vous aurez localisé le croiseur et qu’il sera sous bonne garde.
— Je ferai ce que je pourrai. Je ne peux pas m’engager davantage.
— Ce n’est pas assez.
Jarvis se sent trop las pour discuter. Il hausse les épaules d’un air fataliste, comme s’il se fichait pas mal de tout ça désormais.
— Désolé, dit-il, mais c’est comme ça.
Il claque la portière, montre au garde son laissez-passer et il disparaît.
Pitt prend la Vermont Avenue. Deux ou trois kilomètres plus loin, il voit un café ouvert toute la nuit et se gare dans le parking. Après avoir commandé un café à une serveuse qui dort debout, il va à la cabine téléphonique et appelle deux numéros. Puis il revient boire son café, il paie et s’en va.